4
Quelque chose chatouillait ses pommettes. Une herbe ou peut-être une feuille. Elle la repoussa de la main, sans effet. La sensation reprit de plus belle. Elle ouvrit les yeux. Kian, penché sur elle, lui caressait les joues.
Par la fenêtre, la lumière du jour coulait à flots.
— Il est tard ! fit-elle en se redressant sur les coudes.
— Trop tard pour ta promenade matinale, domna.
La voix de Kian était beaucoup plus rauque qu’à l’accoutumée. Elle effleura les traces sombres qui striaient son cou puis enfouit sa main dans ses mèches emmêlées.
— Personne n’est venu ?
— J’ai chassé les gêneurs, fit-il en suivant du doigt le contour de ses lèvres. D’abord ton frère…
Il s’interrompit pour l’embrasser.
— … Ensuite le barde…
Nouveau baiser, plus long et plus appuyé.
— … et enfin un type avec un bonnet rouge. Celui-là…
Il l’embrassa encore, si longtemps que, lorsqu’il reprit, elle avait oublié de qui il parlait :
— Celui-là, grogna-t-il, j’ai vraiment dû le jeter dehors.
— Tu n’as pas fait ça ? gémit-elle en tentant d’échapper à son étreinte. C’est le médecin du Haut Roi !
— Ah bon ?
Il rit doucement, glissa ses mains sous sa tunique.
— Il faut que j’aille voir les blessés, protesta-t-elle dans un souffle.
— Plus tard.
Elle ne résista pas davantage, laissant Kian l’emporter et lui faire oublier tout ce qui existait au-dehors.
* * *
Bien plus tard, alors que le soleil déclinait, Azilis sortit de la salle d’armes. Elle y avait passé des heures à dispenser des soins sous l’œil incisif d’Alexion, supportant ses critiques et ses remarques. Mais elle avait eu la satisfaction de voir que de nombreux blessés avaient survécu, que certains commençaient à se remettre.
Elle resta figée sur le seuil, contemplant la folle animation qui régnait dans le fort. Il était plein à craquer. Le bruit de la forge n’avait pas cessé de la journée, tant il y avait d’armes à réparer. Les écuries étaient pleines, les cuisines débordaient. Dans la grande cour intérieure, on installait des tréteaux qui formeraient une immense table où s’assiéraient les compagnons d’Arturus pour le banquet de la victoire. Des odeurs de viande rôtie s’élevaient des cuisines.
Seuls les proches compagnons du nouveau roi avaient l’honneur d’être accueillis entre les murs de la forteresse, mais leur nombre s’élevait à trois cents.
S’y ajoutaient porte-lances et porte-boucliers, filles légères, serviteurs et chiens de meute. La plupart avaient dormi contre la muraille, enroulés dans leurs manteaux, et Azilis se rendit compte à nouveau de l’immense privilège dont Kian et elle profitaient en disposant, pour eux seuls, de la chambre du roi.
Elle s’apprêtait à se faufiler dans la cohue quand Myrddin surgit. Il avait troqué sa tenue de guerre contre une tunique de lin bleu clair et un cucullus d’un bleu sombre à l’aspect luxueux. Ses yeux étaient soulignés de noir, détail auquel Azilis s’était habituée. Ce qui l’étonna, cette fois, fut qu’il avait coiffé ses cheveux en une dizaine de nattes fines, tirées en arrière et nouées ensemble par un lien de cuir où une plume d’aigle était glissée. Un torque en or, splendide, ornait son cou, et plusieurs bracelets s’enroulaient autour de ses bras. Il offrait une vision magnifique et barbare.
— Salut à toi, Myrddin.
— Salut à toi, Niniane. Puis-je te parler un moment, dans un endroit plus calme ?
Elle accepta, surprise, le laissa l’entraîner dans un escalier qui menait sur les remparts. Seuls quelques hommes y montaient la garde. Myrddin chercha un angle où personne ne les dérangerait.
— Que se passe-t-il ?
Il ne répondit pas. Il se tenait trop près d’elle, la fixait avec une intensité qui la mit mal à l’aise.
— Eh bien ? Que veux-tu me dire ?
— Ce que je voulais te dire hier quand je suis venu t’annoncer la victoire. Mais le moment était mal choisi. Tu t’inquiétais pour ton amant, tu ne voulais rien entendre.
Il marqua une pause, s’assurant qu’il avait toute son attention.
— Dis-moi, qui a fait de toi une initiée ?
« Eh oui, petite Azilis, tu viens d’avoir ta première conversation d’initiée. »
Les mots de Rhiannon surgirent du fond de sa mémoire. Quand l’Ancienne avait-elle dit cela ? Trois semaines plus tôt, un mois peut-être. Il lui semblait que des années s’étaient écoulées. Comment pouvait-il savoir ? Elle hésita, tentant de percer l’énigme de ce regard qui la troublait. Bien sûr, elle pouvait garder secrètes ces choses qu’elle comprenait à peine, cacher aussi son incursion sur le territoire de la mort.
Mais si elle se taisait maintenant, ne se fermerait-elle pas à jamais les portes d’un monde qui l’attirait ?
— En Gaule, je rendais visite à Rhiannon, l’Ancienne de la forêt, murmura-t-elle. Elle m’apprenait à combattre la maladie et la douleur.
Azilis appuya son dos contre la muraille. Elle se sentait faible tout à coup. Myrddin se tenait si près qu’il l’inondait de sa chaleur et de son parfum. Une odeur d’herbes sauvages et de fumée. Elle inspira profondément pour reprendre son souffle.
— Elle avait soigné ma mère jusqu’à sa mort. Nous sommes devenues amies. J’aimais m’installer chez elle, sous le vieux chêne. J’aimais découvrir de nouvelles plantes, faire macérer des racines, préparer des potions et des onguents. Elle m’indiquait leur utilisation.
Azilis se détendit à ces souvenirs heureux, et ajouta en riant :
— J’ai soigné des paysans qui n’imaginaient pas que j’étais la fille de leur maître. J’ai aidé Rhiannon à accomplir le rite de fertilité sur les femmes stériles. Parfois, je restais cachée dans l’ombre et j’observais en secret. J’ai vu des notables, de bons chrétiens qui la vouaient à l’enfer, la supplier de leur vendre une potion de virilité. Et leurs chastes épouses lui demandaient la poudre qui délivre d’un enfant non désiré. Elle m’a aussi appris les poisons.
Pourquoi lui révélait-elle tout cela ? Les mots coulaient de sa bouche sans qu’elle pût les retenir. Était-ce l’effet de ses yeux magnétiques qui la fixaient sans qu’elle puisse détourner le regard ?
— Et avec les poisons, les incantations, continua-t-elle. Et avec les incantations, les anciens dieux. Et la concentration. Surtout la concentration. Le reste, les envoûtements, les malédictions, elle a refusé de me l’enseigner. Mais je ne sais pas…
Myrddin, le visage tout près du sien, buvait ses paroles. Elle se mordit les lèvres, prise de panique.
— Je ne sais pas ce que cela signifie ! Tu dis que je suis une initiée, mais initiée à quoi ?
— Elle n’a pas eu le temps de te l’apprendre, dit-il avec douceur. Tu l’as quittée trop tôt.
Elle l’admit d’un hochement de tête. Les bruits du fort leur parvenaient étouffés, comme s’ils se tenaient à une grande distance de la cohue. À cet instant le monde se réduisait pour elle à cet angle de muraille peu à peu gagné par l’ombre, à la présence de Myrddin contre elle, à ce parfum à la fois suave, âcre et entêtant. « Il a fait brûler des herbes, comprit-elle enfin, pour une incantation. »
— Veux-tu poursuivre ton initiation, Niniane ?
Elle hésita. Avec Rhiannon, ce n’était pas effrayant. C’était la vie, l’odeur de terre mouillée, les racines séchées qu’elles broyaient en bavardant ou en riant. Mais avec Myrddin, ce ne serait pas ainsi. Elle se figurait l’entrée dans un monde immense et ténébreux qu’elle craignait d’explorer à nouveau. Il posa la main sous son menton et lui releva la tête :
— Tu as peur ? De quoi ? Tu ne m’as pas tout dit ?
— Il y a eu… le mont Tumba.
Elle en avait parlé à Kian, à Caius et à Ninian, mais qu’avaient-ils compris ? Kian l’avait crue parce qu’il l’aimait, mais il refusait ce mystère, comme il refusait de l’appeler Niniane. Myrddin répéta doucement :
— Le mont Tumba ?
Il avait la voix d’Aneurin. Comment lui résister ? Les bardes possédaient-ils tous cette voix-là ? Ou était-ce un tour dû destin ?
— Je suis morte, Myrddin. J’ai quitté la vie…
Il ne fut pas surpris. Au contraire il l’aida à trouver les mots qui lui manquaient pour décrire son voyage dans l’au-delà. Il passa une main dans ses cheveux, fit glisser une mèche entre ses doigts.
— Tu es un cavalier novice qui monte un étalon fougueux, Niniane. Il faut que tu apprennes à contrôler tes dons si tu ne veux pas te briser le cou. Ou être jetée à terre et abandonnée sur le bord de la route.
— Rhiannon me disait la même chose, murmura Azilis rêveusement. Toi, tu saurais m’enseigner cela ?
— Cela et bien plus. Ce que tu as vécu, je l’ai vécu aussi et je le vis encore. Je connais la marche des astres et le langage des pierres dressées, je peux quitter mon corps et voyager dans le temps et l’espace.
J’ai été goutte de pluie dans les airs,
J’ai été étoile lointaine,
J’ai été mot parmi les lettres,
J’ai été livre, et puis lumière,
J’ai été pont, j’ai été aigle,
Épée dans l’étreinte des mains,
J’ai été corde d’une harpe,
J’ai été eau, écume et feu,
Arbre au bois mystérieux…
Il psalmodiait cette mélopée en dessinant d’invisibles spirales sur le visage d’Azilis. Le parfum d’herbes brûlées imprégnait sa main, passait et repassait sous les narines de la jeune fille, imprégnait l’air qu’elle respirait. Fascinée, effrayée, elle était incapable de bouger, le corps parcouru de frissons. Pourtant une part de sa conscience ne cédait pas et, quand il se pencha pour l’embrasser, elle détourna la tête et s’écarta violemment. Il ne protesta pas, reprenant comme si rien ne s’était passé :
— Je t’enseignerai ce que je sais, Niniane. Si tu deviens ma compagne.
— Ta compagne ?
— Ma compagne, mon épouse, mon amante, ma femme.
— Mais j’aime Kian, tu le sais !
Cette réponse fut balayée d’un geste :
— Le tueur de berserker ! Il comble tes sens mais pas ton âme. Tu ne comprends donc pas ce que moi, je peux te donner ? Nous sommes faits l’un pour l’autre, Niniane. Je l’ai su dès que tu es apparue, portant cette épée, en transe, magnifique, auréolée d’une lumière que j’étais seul à voir. Nous sommes liés l’un à l’autre que tu le veuilles ou non.
La révolte s’éleva comme une tempête. Ce n’était donc que cela ? Une manœuvre pour la séduire. Et surtout cette assurance méprisante, masculine, qu’on savait ce qui était bon pour elle, qu’on le lui enseignerait de force s’il le fallait. Il n’était pas si loin de Lucius Arvatenus ! Découverte d’autant plus amère que ses paroles avaient touché ses fibres les plus secrètes et qu’elle lui avait fait confiance.
Elle le repoussa brutalement, mettant dans sa voix tout le mépris qu’elle ressentait soudain :
— Tu te trompes, Myrddin, si tu crois que je céderai à ce chantage. Garde tes secrets pour une autre. Je ne vendrai pas mon corps pour tes mystères.
Le visage du barde se métamorphosa, perdit toute assurance et toute autorité. Il la rattrapa par le bras alors qu’elle s’éloignait.
— Non, Niniane, tu ne comprends pas. Écoute-moi ! S’il te plaît !
Elle s’arrêta. S’il n’avait pas eu la voix de son cousin, peut-être se serait-elle échappée. Mais c’était comme si Aneurin la suppliait. Alors elle resta là, sans le regarder, écoutant le flot rapide et fiévreux des mots qu’il lui chuchotait :
— Niniane, jamais je ne te forcerai. Il est impossible d’initier qui que ce soit contre son gré, puisque c’est en chacun que gît la connaissance. Mon rôle est de te montrer un chemin où tu t’es déjà engagée. Je t’apprendrai ce que je sais, je ne te demanderai rien en échange. Je ne te parlerai plus de mon amour jusqu’à ce que, toi aussi, tu finisses par m’aimer.
Il la maintenait toujours, pourtant elle n’essayait plus de s’enfuir. Prise de vertiges, elle essayait de calmer ses pensées qui s’affolaient. Elle fut surprise de s’entendre répondre avec froideur :
— Apprends-moi ce que tu sais mais ne me demande pas de t’aimer.
Elle s’enfuit en courant. En dévalant l’escalier qui la ramenait vers la cour, elle savait déjà qu’elle ne rapporterait pas cette conversation à Kian. Et qu’elle était prête à prendre tout ce que Myrddin lui donnerait.